Au temps jadis, il y avait au village de Fresnes-sur-l'Ecaut un garçon verrier nommé Cambrinus, qui n'avait d'yeux que pour Flandrine, la fille de son souffleur. Mais Cambrinus n'était point de race verrière et ne pouvait aspirer à la maîtrise. Il devait, sa vie durant, passer la bouteille ébauchée à son souffleur, sans jamais prétendre à l'honneur de l'achever lui-même. Et Flandrine était trop fière pour abaisser ses regards sur un simple grand garçon, comme on dit en langage verrier. Aussi le jeune homme était-il fort désespéré de ne jamais pouvoir obtenir la main de sa bien-aimée, parce qu'il n'était pas né dans la bonne famille.
Un jour qu'il ressassait son malheur dans les bois, il vit apparaître un homme de haute taille, vêtu d'un habit vert à boutons de cuivre, coiffé d'un chapeau à plumes, armé d'un couteau de chasse et portant un cor d'argent par-dessus sa carnassière. Il s'agissait d'un chasseur, mais un chasseur d'âmes, car il n'était nul autre que Monseigneur le Diable. Cambrinus confia ses déboires au serviteur du Mal, qui jura de lui venir en aide en échange de son âme, qu'il viendrait chercher dans trente ans d'ici.
- Peux-tu m'aider à obtenir l'amour de Flandrine ? Lui demanda le garçon.
- Non pas, répondit le Malin. Mais je peux te guérir du mal d'amour. Je vais te révéler un secret qui te procurera mieux que l'or, mieux que l'amour ou le pouvoir.
- Et qu'est-ce qui vaut mieux que l'or, l'amour ou le pouvoir ?
- L'oubli. En perdant la mémoire, tu perdras les tourments du souvenir.
- Et comment obtenir cet oubli salvateur ?
- Grâce à… la Bière.
Cambrinus observa le Mauvais avec des yeux ronds, car, en ce temps-là, la bière n'existait pas encore chez les humains. Le Diable lui en délivra la recette :
- C'est avec l'orge et le houblon que tu fabriqueras le vin du Nord, autrement dit la bière. Quand la meule aura broyé l'orge, tu la brasseras dans une grande cuve, d'où le vin d'orge passera dans de vastes chaudières pour s'y marier au houblon. La fleur du houblon donnera la saveur et le parfum au vin d'orge. Grâce à cette plante sacrée, la bière, pareille au jus de la vigne, pourra vieillir dans les tonneaux. Elle en sortira blonde comme la topaze ou brune comme l'onyx.
Cambrinus suivit tous les conseils de Belzébuth et fit construire une brasserie, en tout point conforme aux indications que lui avait fournies le maître des Enfers. Quand tout fut terminé, il fabriqua deux bassins, l'un de bière blonde, l'autre de bière brune, et un dimanche matin, à l'issue de la messe, il invita les gens à boire un coup.
- Pouah ! Que c'est amer ! Se plaignirent les villageois.
- Buvez ! Buvez encore ! Les encouragea Cambrinus tout en actionnant les cloches du carillon du beffroi.
Comme il faisait chaud, les Fresnois burent une deuxième chopine, qu'ils trouvèrent moins amère que la première. Puis ils se mirent à danser au son du carillon. Essoufflés et en nage, ils reburent de la bière et la trouvèrent fort douce, et apte à étancher leur soif. De plus, elle leur apportait un sentiment de quiétude qui leur faisait oublier leurs tourments.
Sous l'impulsion de Cambrinus, une foule de carillons, d'horloges à musique, de brasseries, de tavernes, de cabarets et d'estaminets s'établirent bientôt Fresnes, à Condé, à Valenciennes, à Dunkerque, à Lille et dans toutes les villes du Nord. On venait de toute la région pour goûter au vin d'orge, la bière dont Cambrinus était l'inventeur - à l'instigation du diable.
En remerciement de ses services, le jeune verrier fut nommé duc de Brabant, comte de Flandre et seigneur de Fresnes, fonda la ville de Cambrai et y devint le roi de la bière. Tous les soirs, il vidait ses douze pintes de bière brune ou blonde, et le souvenir de Flandrine lui paraissait de plus en plus flou. Comme il ne cherchait plus à quémander sa main, et que les titres honorifiques qu'il avait acquis le rendaient désormais apte au mariage, ce fut la belle Flandrine qui vint lui tourner autour. Mais Cambrinus rêvant, les yeux à demi clos, ne la reconnut point et lui offrit une pinte.
Chaque jour, le roi de la bière mettait son honneur à fumer sa pipe et à boire sa chope à la même table que ses sujets. Ces derniers suivirent son exemple, et c'est depuis lors que fumeurs mélancoliques, ventres en outre et nez en fleur, les gens du Nord, de Dunkerque jusqu'aux Flandres, passent leur vie à vider des pintes, sans dire du mal de personne et sans songer à rien.
Et lorsque le Diable, les trente ans révolus, vint chercher l'âme de Cambrinus, il ne trouva qu'un tonneau de bière et fut bien attrapé.
NB : "C'est chez les Prussiens que s'est conservée la mémoire du Bacchus du houblon. Là, dans chaque taverne, vous verrez appendue, à la place d'honneur, une magnifique image qui représente, assis sur un tonneau, un brave chevalier revêtu d'un manteau de pourpre doublé d'hermine. La main gauche s'appuie sur une couronne et une épée ; la droite élève triomphalement une chope de bière écumante. C'est bien Cambrinus, le roi de la bière, tel qu'il était de son vivant, avec sa belle figure vermeille, ses longs cheveux dorés et sa longue barbe d'or. Les étudiants nomment chaque année Bierkönig (Roi de la bière) le plus franc buveur d'entre eux, qui seul a droit à l'insigne honneur de s'asseoir sous le portrait du monarque mousseux. Les gens de Fresnes seront bien étonnés en lisant cette véridique histoire. De même qu'ils n'ont pas cru jadis au génie de Cambrinus, ils ne croiront point aujourd'hui à sa gloire, et quand celui qui a écrit ces lignes ira boire une pinte à la ducasse de Fresnes, on ne se gênera pas pour le traiter d'imposteur : tant il est vrai que nul n'est prophète en son pays."
D'après Charles Deulin, Contes d'un buveur de bière, 1868.
Légende trouvée dans La France Enchantée, légendes de nos régions, d'Edouard Brasey.
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