Elle est en danger. Je ne dormirai pas. Toute la nuit, je veillerai auprès du lit où le sommeil la terrasse, perfidement. Oui, perfidement ! Moi, je ne dors jamais tout à fait. Regardez mes moustaches qui frémissent, mes griffes dont je vérifie sans cesse le bon état de fonctionnement, en testant la résistance des coussins par la même occasion. C'est que je me prépare à une éventuelle attaque. Je suis rusé, parole de chat. Me voici en boule, je dors, je dors vous dis-je, mais si vous saviez comme je bous intérieurement… À la moindre alerte, je vais cracher, me mettre en arc-de-cercle, prêt à la défendre. Car elle est sans ressources face au danger. Le sommeil l'entraîne trop loin, dans une contrée bruissante et riche de couleurs dont son esprit n'a jamais son contentement.
Perché tout près de son visage, je la regarde, étonné, tandis qu'elle voyage loin de moi. Un sourire éclaire ses traits. Vous vous rendez compte ? Comment peut-on pousser l'inconscience à ce point, quand un monstre vous tient enchaînée et médite votre perte à quelques mètres de vous ? Les humains sont parfois d'une inconséquence…
Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? Une vibration qui envahit mes moustaches m'avertit que la créature vient de bouger. Mon poil se hérisse par vagues, déjà ma gueule s'entrouvre, mes canines luisent, mes griffes sortent une à une - plip plip plip plip plip - et assurent leur prise dans l'édredon. Ah ! c'est que je suis effrayant à voir ! Alerte confirmée… Cela bouge, là-bas. Rien à faire, je dois la prévenir. Rentrons les griffes pour ne pas la blesser, donnons un petit coup de pattes contre sa joue, appuyons le tampon rose de mon museau sur son front, miaulons en sourdine…
Ça y est, elle va ouvrir les yeux… Mon Dieu, elle se retourne sans même s'éveiller ! Mais c'est affolant d'ignorer le danger à ce point-là ! Et la créature qui, dans l'obscurité, dresse probablement à cette minute un plan diabolique pour s'emparer d'elle…
Je ne peux pas rester inactif. Ne suis-je pas là pour veiller sur elle ? N'est-elle pas ma propriété ? Si je ne peux la réveiller, il ne me reste plus qu'à passer à l'attaque. Il faut éliminer le monstre. En avant !
… Facile à dire, "éliminer le monstre". Rien que d'y penser, mon sang de matou héroïque se glace. Ce n'est pas n'importe quel péril qui est tapi dans la pénombre de la chambre. Pas une souris qui se laisser croquer sans protester. Pas une feuille morte que l'on piétine et que l'on déchire. Pas un insecte qui stridule et s'abat sur vous en piqué et que l'on gobe sans jugement.
C'est beaucoup plus grave que tout ça, croyez-moi.
Le péril qui la menace - et qui me menace - est un monstre d'un type particulier. Comment vous autres humains appelez-vous cela ?... Mythologique ! C'est le mot. Un monstre mythologique. Comme sur les vieux livres dont elle se délecte. Une horreur sans nom qui ouvre et ferme en cadence sept ou huit gueules béantes, bardées de dents vertes, longues et acérées… Comment a-t-elle pu laisser un tel monstre s'introduire dans la maison ? J'étais sorti, ce matin-là, je me promenais dans le jardin. Erreur fatale. En rentrant de mon équipée, j'ai senti une présence inquiétante. La chose était là, animée d'une vie écœurante. Trop tard… La créature la tenait sous son charme…
Inutile de ressasser cet épisode. Nous sommes aux petites heures de la nuit, à ces instants où l'humain est le plus démuni devant les périls. "Negotium perambulans in tenebris", c'est ainsi qu'on décrit le danger chez vous autres. Pour moi, inutile de tergiverser. J'attaque !
Je quitte le lit moelleux, après avoir jeté un dernier regard protecteur vers celle qui dort sans souci. Quand je pense que certains doutent de la fidélité de ceux de ma race. Cruelle injustice…
Me voici sur le tapis, rampant sans bruit vers la table où le monstre s'éveille, sans doute alerté par quelque sens barbare et inavouable. Ah ! Je le vois, et cette silhouette informe fait battre mon cœur de chat. Allons… ce n'est pas le moment de faiblir. Un élan, et je plonge sur la créature.
Je le tiens ! Mes griffes acérées déchirent les têtes de l'hydre qui se redressent en claquant, mes dents tranchent, découpent, sectionnent sans relâche, jusqu'à ce que le monstre ait expiré. Ouf ! c'est terminé. La bête a fini de vivre. Le péril n'est plus. Retournons dormir tranquille. Joli travail. Elle ne saura jamais, cette imprudente, à quoi elle a échappé.
En s'éveillant ce matin-là, elle poussa un cri. Jamais elle ne comprit pourquoi le chat avait mis à mal d'une manière aussi barbare sa magnifique plante carnivore, une dionée gobe-mouches dont elle était particulièrement fière.
Œuvre d'imagination
Contes et légendes du chat par Robert de Laroche
Editions Ouest-France
Commentaires
Enregistrer un commentaire